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Omar Rajeh : « Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres », France 2021.

Omar Rajeh & Mia Habis : de 2002 à 2021… Parcours et pensées

C’est à Beyrouth, au Liban, après une maîtrise en danse à l’Université du Surrey en Grande-Bretagne, que le chorégraphe et danseur Omar Rajeh a planté les racines de Maqamat en 2002, racines qui ont donné naissance à des branches dans tous les coins du monde. Parmi les projets de Maqamat, BIPOD-Beirut International Platform of Dance, Takween, un programme de formation intensive, Moultaqa Leymoun, et la plateforme digitale Citerne.live, qui a offert aux assoiffés de danse un espace d’évasion en plein confinement. En 2020, Maqamat déploie ses ailes et déplace ses locaux vers Lyon, démontrant ainsi que l’art et l’espace de création n’ont pas de frontières. Après un long parcours à travers le temps aux côtés de sa partenaire de pensées, de cœur, et d’actions, Mia Habis, Omar Rajeh continue à créer et à développer un milieu innovateur de danse contemporaine depuis le Liban et vers l’international, ses efforts d’à peu près 20 ans trouvent une reconnaissance en France en 2021, après seulement un an de résidence.

Omar Rajeh – crédit photo : Stas Maksimov

À l’heure où le chaos total règne sur Beyrouth, que l’art est dénigré, que la culture reste un effort personnel d’artistes et de génies indépendants à bout de souffle refusant de baisser les bras, mais n’étant malheureusement pas reconnus qu’après avoir quitté la vie, la Ministre de la Culture en France Mme Roselyne Bachelot-Narquin décerne à Omar Rajeh le titre de Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres. Une preuve que les pensées et la force de proposition culturelle trouvent toujours un écho « juste » quelque part… Autour de questions diverses, Omar Rajeh et Mia Habis relatent leur parcours et partagent généreusement leur vision du mouvement et de la vie. Un précieux moment dans le temps, encore un, depuis des années…  

Citerne Beirut – crédit photo : Maqamat

La Ministre de la Culture en France Mme Roselyne Bachelot-Narquin vous a récemment décerné le titre « Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres. » Quel est votre ressenti après ce long parcours à Beyrouth, surtout que vous venez d’être honoré en dehors du Liban ?

O : J’étais vraiment touché et en même temps, c’est un ressenti très complexe. J’ai pensé au Liban, à Citerne Beirut, aux artistes avec qui nous avons collaboré, aux festivals que nous avons organisés au Liban… Tout m’est revenu en flashbacks, tout ce que nous avons a bâti au fil des jours à Beyrouth. Au fait, je n’ai jamais travaillé en attendant quoi que ce soit. Mon but a toujours été le processus ; développer la danse et créer une certaine dynamique à Beyrouth. Que cette ville s’ouvre au monde. Je ne m’attendais pas à une reconnaissance quelconque. Cependant, quand cette reconnaissance m’est venue d’un pays comme la France qui vénère la culture, j’ai été très touché, surtout que nous faisons partie de ce pays maintenant. Le sens moral de ce titre est très important pour nous. Cela nous donne de la motivation surtout et de l’espoir.

En ce qui concerne votre projet « Architecture d’un corps en ruines. » Au printemps 2021, Beyrouth est en ruines, nos corps sont en ruine… et malgré cela, vous êtes en mouvement. Qu’est-ce qui vous permet de rester « en mouvement » ?  

O : De toute cette période, après la Covid, l’explosion de Beyrouth, toutes ces années durant passées à Beyrouth, nous essayions de créer un espace, un théâtre. Aujourd’hui, nous poursuivons notre chemin avec nos cicatrices. Il est vrai que ce corps est en ruines, mais il continue à se mouvoir dans le même processus de changement. La normalité est dans le changement. Il y a une semaine, je suis rentré de Moscow, on était sur un projet d’espace et de mouvement. Nous vivons sur une planète en mouvement. À n’importe quel moment il peut se passer quoi que ce soit. Même là où nous vivons, tout change. Nous faisons partie d’un processus. La sécurité n’est pas d’arriver à se fixer quelque part mais plutôt d’accepter que nous faisons partie du changement. Tout au long de ce processus, nous écrivons notre histoire et pas à pas, nous retombons doucement en ruines.

Pour parler de mon expérience personnelle, j’ai commencé par étudier le Graphic Design à l’AUB. La normalité était de continuer dans ce domaine mais j’ai pris un autre tournant ; j’ai quitté l’AUB, intégré l’UL en Théâtre, commencé à danser avec Caracalla. Ce choix n’était pas du tout le choix sécurisant, au contraire. Le seul fait d’y repenser aujourd’hui me fait peur. Après coup, je me rends compte que c’était le bon choix… Il suffit tout simplement de ne pas avoir peur de foncer, de croire que l’on fait partie du changement, du processus. En tant que Libanais, nous avons compris que rien n’est sécurité ; les banques, la politique, les confessions en sont l’exemple concret…

M : En effet, pour pouvoir continuer, la flexibilité d’esprit a été un facteur déterminant pour nous tout au long du processus. Accepter le changement était important pour nous. Nos rêves sont loin d’être morts, ils prennent juste une autre forme.

#minaret de Omar Rajeh | Maqamat –crédit photo : Katia Chmura

« Cent Mille Façons de Parler. » Avant une semaine de la résidence, vous auriez pu tout annuler. Comment gérez-vous l’incertitude ?

Nous avons débuté « Cent Mille Façons de Parler » à Beyrouth en 2019. Tout a été reporté. Ce 26 novembre, la première aura lieu à Chalon-sur-Saône. L’incertitude fait partie de notre vie mais aussi de notre approche. Même lorsque je travaille pour un spectacle, les gens qui m’accompagnent ont peur ; après un mois de travail, on n’arrive pas à cerner le résultat. Au fait, tout se met en place quand il le faut. L’incertitude crée des urgences et par conséquent, aide à cerner ses priorités. Chacun a le pouvoir de trouver des solutions mais il s’agit d’avoir le courage de se lancer quelque part.

Mia et moi avons pris la décision de quitter Beyrouth pour venir en France parce que nous sommes habitués à cette notion de mouvement perpétuel. Je voulais à tout prix préserver ma famille et mon travail. J’étais devenu très pessimiste fin 2019 ; nous avons perdu le théâtre et la situation du pays ainsi que la crise économique ont aussi été des facteurs déterminants. Nous revenions d’un grand tour en Novembre 2019 et tout l’argent récolté en banque a été perdu. Nous ne pouvions même plus payer les artistes qui avaient travaillé avec nous et qui vivaient en dehors du Liban. En 2020, nous avions aussi planifié un grand tour en dehors du Liban et une telle situation ne pouvait pas se reproduire. C’est là où nous avions pris la décision de voyager.

M : Quand le but est clair, l’incertitude est un processus. L’idée a mûri, nous a pris du temps. Nous voulions rester au Liban mais la notion d’urgence et de responsabilité nous a poussés à sortir du pays.

Omar Rajeh –crédit photo : Maqamat

Entre spectacles à Moscou et cours de danse à Beyrouth, comment gérez-vous cela ?

O : Au fait, Mia et moi avions décidé de partager notre temps entre Beyrouth et la montagne dès 2015. C’est le même processus actuellement pour nous ; Lyon est une base plus stable mais nous continuerons à exécuter des projets à Beyrouth. Nous n’avons pas perdu Beyrouth mais nous avons gagné une nouvelle ville, un nouveau lieu et de nouvelles connaissances.

Ce qui est triste, c’est qu’au lieu que Beyrouth soit un hub de discussions culturelles, d’échanges intellectuels sur la vie, l’art, la science, l’espace, la pensée, on assiste à des débats quotidiens sur la bêtise, l’ignorance, le crime, la destruction, les confessionnalismes. C’est là où la perte se ressent… face à des criminels, à des monstres qui se jouent des gens. La ville de Beyrouth se transforme en prison, ou pire encore, en un asile de fous… Voilà ce qui est dur. Tout est illusions.

Entre art et “business”, du fait de travailler dans le domaine de la danse, où vous situez-vous ? Et par rapport à vos tout débuts au studio à Hamra ?

M : Cela se résume au parcours non linéaire dont Omar parle. Je ne vois pas les choses entre deux ; production ou art. Tout concorde au fait. Toute mon expérience est une seule entité ; c’est le moi en mouvement qui essaie de toujours expérimenter. C’est le même cas pour le studio à Hamra. Rien n’a changé. C’est Citerne Beyrouth. C’est Citerne.live aujourd’hui. C’est loin d’être une salle délimitée par un espace mais plutôt la façon de travailler guidée par ce que l’on veut faire en tant qu’artiste. Qui être et quoi donner aux gens. Parfois le fait de perdre nous amène à nous poser des questions et à devenir flexible. C’est cette vision qui nous porte vers l’avant. Personnellement, je viens d’un background classique. Ce qui m’a le plus attirée à Maqamat, c’est cette ouverture d’esprit, cette flexibilité, et cette possibilité de découvrir tout un univers d’opportunités.

O : Mia parle de ses débuts. Elle vient d’un background classique et d’un background de littérature. Le modernisme, post-modernisme, structuralisme etc… Notre travail a reflété toutes ces discussions. La question clé demeure : qu’est-ce que le centre, qu’est-ce que le soi ? Il est en perpétuel mouvement… au lieu de chercher au fin fond de nous pour le trouver. Le soi est dans le changement, le processus, le moi intérieur, la composition en changement. Je pense que ce qui a permis cette continuation est cette recherche, la pensée, plus loin que les espaces, même si le studio, les festivals nous ont aussi permis d’avancer. La seule confirmation de notre présence est notre corps, nos sens. Rien d’autre ne consiste une preuve d’existence. Ce sont ces réflexions illimitées, ces recherches qui nous ont permis d’avancer. La situation à Beyrouth nous a aussi permis de pousser plus loin ces réflexions.

Mia Habis – crédit photo: -Maqamat

Comment décririez-vous votre parcours ensemble ?

M : C’est une danse… Nous partageons beaucoup de souvenirs. Depuis que l’on s’est trouvé, Omar et moi, on ne s’est plus quittés. C’est un partenariat pour la vie.

O : Je le résumerai ainsi :

“With your sweet Soul, this soul of mine

has merged as water does with wine.

Who can part the water from the wine,

or me from you when we combine?

Forever, you have claimed me

that forever I may know you’re mine” – Rumi

C’est comme ça que je le perçois, ce parcours, en mouvements circulaires. On se ressemble beaucoup, Mia et moi, et on est très différent aussi par ailleurs. Mais on s’écoute beaucoup, et c’est essentiel. On communique beaucoup et on a une très forte confiance mutuelle.

M : Notre relation a aussi été bâtie sur une amitié très solide. C’est étrange qu’on se soit rencontré au Liban à partager cette même vision qui n’est pas très commune. Omar a installé Maqamat et quand je suis venue, je me suis retrouvée chez moi en tant que danseuse passionnée de danse.

M : On est aussi amoureux de la vie, et c’est ce qui renforce notre lien.

Beytna de Omar Rajeh | Maqamat –crédit photo : Ibrahim Dirani

Quels sont vos projets futurs ?

« Cent Mille Façons de Parler » qui aura lieu en Novembre 2021, à l’ Espaces des Arts – Chalon sur Soâne. C’est une pièce qui explore la question de l’Amour poussé à son extrême lorsqu’il devient une pulsion, une passion et une action de vie alors que tout s’effondre autour. Ce projet comprend une grande équipe d’artistes, de musiciens, de danseurs. On pense aussi reproduire Bipod à Beyrouth ainsi que sur citerne.live avec des troupes françaises et internationales.

Un message à la jeunesse libanaise.

M : Ne les laissez pas vous arrêter. Que ce qui se passe ne tue pas vos ambitions, vos rêves. Il existe des solutions que le temps révèle. Restez forts et patients. Ne sombrez pas dans cette atmosphère et créez vos propres outils… Il est certes plus difficile pour les uns que pour les autres de s’en sortir mais la force de chacun se trouve surtout en soi.

O : La situation est déplorable pour les jeunes au Liban parce qu’ils vivent dans un espace infecté. Cependant, je leur dis : vous avez le droit d’être ce que vous êtes, dans le respect et l’ouverture. Respirez, restez inspiré. J’avais une fois écrit un mot lors de l’une des éditions de Bipod : L’identité n’est jamais découverte. Elle est créée. Choisissez le cadre que vous voulez pour votre vie… et soyez à l’écoute. L’Histoire est belle, certes. Elle trouve sa valeur dans les musées. Mais c’est le présent qui inspire le futur.

Votre slogan ?

O : « Shift the center. » 

M : Je n’aime pas les slogans. Ils figent les choses, alors que tout est en mouvement.

La danse en un mot.

M & O : « Be »

Beyrouth en un mot.

O : « Farewell. »

M : « Habibati »

La vie en un mot.

M : Une grande question.

O :  La Poésie.

Citerne Beirut – crédit photo : Maqamat

Marie-Christine