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Nasri Sayegh ‘fixe des vertiges’ en photos…

No photos please!

C’est dans l’ère de cette déconstruction du monde qui perd un à un ses grands hommes que Nasri Sayegh aurait fini de déconstruire son exposition à l’Institut Français de Beyrouth. ‘No photos please.’ Et pourtant, nos yeux de voyeurs n’arrêtent pas de farfouiller les 800 à 1000 photos de Nasri dans un collage aussi statique que vivant. Tel un hakawati, le mur de l’artiste parle en mots, en couleurs, en photos métamorphosées, en clichés de tous les jours, si différents mais si similaires dans leur universalité. Les mots des corps, les corps de la nature, les écorces de vécu, la musicalité des couleurs. Tout est là. Dans un mélange ou comme le dirait Nasri, dans des ‘cassures’ infiniment éphémères. Pas d’harmonie dit-il… mais que seraient ces gammes enchaînées, ces clics de caméras effrénés, ces morceaux d’humain, ces regards de coeur sinon un mosaïque hétéroclitement homogène de tout ce qu’on est… de tous nos restes… Nous sommes nos restes. Ces restes d’instants enfouis en nous, emprisonnés dans un cliché à défier le temps et l’espace, ce qu’on délaisse, ces monochromes noir et blanc de restes de photos auxquels Nasri accorde une place primordiale dans l’exposition. Le yin et le yang. Le blanc et le noir. Le clair et le foncé. Le ‘tout ou rien.’ “Le blanc et le noir sont prédominants mais il y a des couleurs dans les deux tableaux,’ affirme-t-il. Ces couleurs fluorescentes, criantes de vie, d’envie, de pop, de rock, des années 80, de classique, Blondie, Fairuz… tout ce qui l’inspirerait. Dans un espace clos, où le silence est entrecoupé par une musique de fond que Nasri a choisie sans qu’elle fasse partie intégrante de l’exposition mais pour mettre de l’ambiance, il croit en l’impact de l’instant. C’est d’ailleurs de cette façon-là qu’il a conçu son exposition. No photos please. Mais que faire de tous ces clichés qui nous reviennent en mémoire? Et puis ces mots… que faire des échos qu’ils laissent en nous? ‘J’écrivais des silences… je fixais des vertiges.’ -Rimbaud. Amenés à suspendre de temps à autre la discussion à cause du passage des habitués de l’espace; les chats, ce tout de photos des quatre coins du monde ou de l’homme, ces mots sonores, cette musique présente sans être imposante, ces lumières, ces animaux sauvagement sages, cette présence humaine, formait une bulle suspendue dans le temps, un cocon de vie, dans ses composantes de tous les jours, qui font de nous ce que nous sommes… et de mot en mot, d’image en image, les paroles, les pensées s’enchaînent…

No photos please… mais des questions!

Vous affirmez n’avoir aucun message à transmettre… mais qu’est-ce qui résonnerait en vous pour écrire?

Absolument tout, tous les jours. Des instants d’inquiétude ou ceux, rarement, de quiétude. Une impression par rapport à un immeuble, un ciel… Je ressens une curiosité permanente. Dans ma petite tête et mes petits yeux, il y a quelque chose qui se transforme en images. Je ne suis pas photographe. Parfois, il est très prétentieux de dire ‘je ne suis pas’ plutôt que je suis. Je me perçois comme un fabricant, un artisan de l’image. Je suis dans une recherche de répétitions, une quête permanente de textures. Mon travail est plus un travail d’artisan qu’un travail d’artiste.

 

Qu’en est-il des monochromes en noir et blanc… Pourquoi ce contraste?

Dans Résidus 1- Résidus 2, deux pièces, deux monochromes que jai réalisés à partir des restes découpés de mes images,  j’expérimente mon rapport avec le collage. Mes restes ou résidus assemblés forment à leur tour une nouvelle image, un nouveau paysage. J’ai toujours besoin de couper une photo, de la manipuler, de coller, la recoller ou de broder dessus. Pour moi, la broderie est aussi une image. C’est une autre manière (bien plus longue) dimprimer une image. Ici, ces deux monochromes se sont formés un peu par jeu.

 

Un paysage émotionnel?

Emotionnel et sensuel aussi. Cela reflète beaucoup de sexualité aussi pour ce qui est de désirer une image et être dans une production quelconque.

 

Vous dites ne pas être prétentieux. Croyez-vous que lorsqu’on crée, on a une certaine responsabilité, vu que l’art contemporain permet tout? Quels sont vos critères personnels qui vous permettent de mettre votre oeuvre sous les projecteurs?

J’ai sûrement un baromètre inconscient dans ma tête. La mise en place de cette exposition par exemple était prévue mais à part le temps de montage et la date de finissage je n’avais pas grand chose sur quoi me baser. J’ai passé ici 7 nuits à improviser. L’improvisation était le processus en cours. Je me suis mis à construire ce mur, ces images, à les mettre ensemble sans préméditation. Les images étaient là, certes, mais beaucoup d’entre elles n’ont pas été montrées. Donc la décision s’est effectuée au moment même. C’est la nuit que l’on peut voir des choses. Je me suis mis à l’épreuve de ce temps. C’est le temps qui a décidé de les assembler. C’est un acte dangereux aussi, un piège… et j’aime me piéger. Je sens encore que j’ai envie de pousser plus quelque part , d’enlever tous les filets de sécurité pour aller encore plus loin sans règles ni critères.

 

Vous faites comme vous le sentez?

Le senti oui… et la volonté aussi. Donner quelque chose à voir. Donner des images, même si on vit dans un monde ou il n’y a que des images autour de nous. C’est un exercice périlleux.

 

Vous utilisez tous les moyens pour lancer des particules d’art sous les yeux des passants. Dans quelle forme sentez-vous que vous vous exprimez le plus?

C’est un tout à la fois je crois. L’intensité de l’émotion dégagée par chacun des moyens est quasiment la même. À chaque fois, il y a un plein d’expression, de désir… Être acteur dans un film c’est faire partie d’un ensemble dirigé par quelqu’un. Mon corps devient particule dans ce film.

Il existe quelque chose de très violent pour moi qui me met mal à l’aise parfois dans ce processus. Trop d’images essaient de cacher les images ou bien j’essaie moi-même de me cacher derrière elles. A force de ne pas vouloir être trop prétentieux, on finit par l’être. De plus, transmettre quelque chose mais le vivre d’abord relève de l’égoïsme.

 

Qu’en est-il des paysages intérieurs exposés?

Ce sont des parties de mon corps. Les exposer pourrait être considéré comme une provocation mais c’est aussi le fait de les mettre avec des arbres, des montagnes qui change tous les reliefs.

 

Est-ce que c’est l’ennui que vous allez chercher à Berlin pour créer?

Le silence. C’est tout sauf l’ennui. Les choses résonnent différemment ailleurs. Je trouverai ici d’autres qualités de silence. Je décide de vivre quelque part ailleurs un moment pour voir comment les choses, les problèmes et la vie résonnent.

Devant quoi -ou qui- s’arrête surtout votre objectif de caméra?

Je suis fasciné par les montagnes. Quand je prends la photo d’une montagne, elle n’est jamais la même. Partout; ici, au pôle nord, à Chypre, en Grèce… Je ne cherche pas à faire un carnet de voyage mais plutôt à décortiquer la pierre, le rocher. C’est une quête d’enfant dans un imagier. Comme dans les atlas, un catalogue, un abcédaire: voilà la mer, le ciel, la ville.

 

Mais pour les photos d’artistes?

Les photos des grands artistes, leurs images, sont sur mon ordinateur. Tout ceci est le catalogage de ce qui me traverse. Sabah, Marguerite Duras, Rimbaud… Les mêmes gens mais les mêmes formes; sans bornes, sans limites et avec sensualité… la poésie, écrite et dite est très sensuelle.

 

La poésie serait aussi une sublimation…

Oui. Les mots aussi peuvent être remplacés par des sons, de la musique, d’autres mots,  des alphabets.

 

Existerait-il un point commun entre tes différentes formes d’art? Un fil conducteur? Une empreinte personnelle?

Je ne saurais pas… Je dirais c’est le mélange des genres, un vertige permanent, un non choix des choses qui font faire d’autres choix et laissent part à un besoin absolu et permanent d’éprouver ma liberté, ses limites et ensuite de les casser. Que ce soit en cinéma, en tissus, ou en écriture, j’aime les cassures. Je dirais plus les cassures que les mélanges, les brisures sans harmonie, la faille, les restes des images plutôt que le sujet lui-même.

 

Qui sont les artistes qui inspiraient le petit Nasri?

Vers 12, 13 ans, Rimbaud! La pop des années 80 m’inspire toujours beaucoup pour travailler. J’écoute beaucoup de genres très variés; du rock des années 70… et puis, incontestablement, les voyelles de Rimbaud. Les mots faisaient images, les images faisaient sons, les sons faisaient autre chose… Rimbaud est intangible. Il a éprouvé toutes les limites, jusqu’à en mourir.

 

Vous avez aussi rencontré des artistes dans des entrevues que vous avez vous-même faites… Qui vous aurait marqué le plus?

Faten Hamama. Outre le fait que j’ai un rapport très sensuel au cinéma égyptien, je l’ai rencontrée quelques mois avant sa mort lors d’un entretien et elle parlait de sa jeunesse en tant que femme au Caire. C’est une femme qui sublime le cinéma égyptien. Je ne sais plus à quel âge elle est partie, mais elle etait assez âgée mais d’une grâce infinie… d’une gentillesse, douceur et  intelligence rare, de corps, de mains… les doigts sont émouvant. Je n’étais ni journaliste ni écrivain devant elle. J’étais un enfant admirateur.

Loupe sur les collages de mots…

‘J’ai…’ quoi?

J’ai tout cela. J’ai plus en ressenti qu’en propriété. Plus en sentiments qu’en objets. Les mots sont pervers. Ils vont dans tous les sens. Il faut s’en méfier.

‘Vestiges.’ Quels vestiges de quelles villes, villages, humains te parlent le plus?

Les montagnes m’émeuvent plus qu’une construction urbaine. Les roches. C’est quelque chose de total, de totalitaire et de totalisant. C’est triste et joyeux à la fois. C’est un vestige qui me fascine mais cela me rappelle d’autres vestiges humains. Ce triste vestige cercueil qu’est Borj el Murr les colonnes grecques ou celles de Baalbeck… ou encore une simple maison abandonnée… Je n’ai pas une fascination strictement beyrouthine, parisienne, berlinoise ou marseillaise… d’autres vestiges humains sont aussi d’une émotion folle pour moi. Être bouleversé ne signifie pas nécessairement par des choses tristes ou graves. C’est une grâce. C’est aussi fatiguant parfois mais c’est tout sauf ennuyeux!

‘Copieur.’

Avec grand Bonheur! Je copie la nature, les grands artistes. Je les cite beaucoup aussi. La copie (ou l’influence) est pour moi indispensable et belle. Plus que du copiage, c’est de l’hommage.

Pour clôturer…

En quoi ce corps humain vous fascine-t-il?

Au même titre qu’un paysage extérieur. C’est toute la matière. Ma matière, celle de mon corps et du corps humain en général. Parfois j’expose des auto-portraits, d’autres paysages intérieurs de mon corps; faire résonner une radiographie de mon épaule ou de mon sexe par exemple, mettre en écho ma matière première n’est pas évident. Créer ma propre géographie intérieure, que ce soit dans la réflexion ou dans cette machine qu’est mon corps.

 

Entre 800 et 1000 images… combien de secrets enfouis?

Il y en a tellement de choses que je ne sais pas… Chaque chose est son propre secret. Un million de clichés d’un seul rocher font de moi un inconsolable frustré qui essaie de capter ce qui se cache à Jabal El Cheik, au Mont Hermon qui me fascine en permanence… Il existe aussi des choses intimes que je ne me dis pas à moi-même. Dans toutes ces évasions, dans tous ces voyages, des choses se dessinent, se révèlent ou s’enfouissent.

 

Qu’est-ce qui viendrait après ce trop plein intérieur déjà vidé?

Je ne sais pas. Dans limmédiat, jai hâte de décrocher cette exposition ; darracher ces images et de détruire ce mur. Pour moi, il sagit d un projet qui n’est toujours pas achevé; le détruire maidera à mieux en explorer la suite. De nouvelles fresques peut-être ?

 

Quelle est la phrase qui vous revient souvent à la tête?

C’est plutôt de la musique. Je chante tout le temps dans ma tête. Je ‘fixe des vertiges’ comme écrivait Rimbaud. C’est impossible et pourtant voici ce que j’essaie de faire. Je guette ce mouvement en permanence.

 

 

 

 

 

Une devise?

Un mouvement plutôt. J’aime danser. J’ai toujours rêvé d’être danseur. J’ai peut-être encore un peu le temps pour m’y mettre. J’ai beaucoup dansé dans ma formation d’acteur. Pour moi, danser est essentiel tant dans la tête que dans le corps; lêtre-en-perpétuel-mouvement.

 

*Interview: Marie-Christine Tayah