Arts Scéniques Théâtre

The Raft… et tout ce qui flanche !

Entre ciel et mer. Les orphelins de la vie. Ceux que la guerre -intérieure surtout- n’a pas épargnés. Ceux qui flottent, secoués par les tourbillons du temps sans point d’attache, fixant du regard les mirages faits de points de repère flous, fictifs… le ravage, le rivage, les faux indices, le seul espoir: la lumière! C’est encore cette lumière qui les fige de stupeur, qui brûle leurs rêves et détruit tous leurs châteaux en Espagne ou en Italie, toutes leurs tours de Pise…

Dans le cadre de Beirut Spring Festival, grâce au support de l’ambassade de Tunisie au Liban et au Ministère des affaires culturelles en Tunisie, la pièce « The Raft », le radeau, a eu lieu le 11 juin au Théâtre Tournesol à Beyrouth.

The Raft est conçue par le metteur en scène et comédien Ezzeddine Gannoun, fondateur du théâtre El Hamra à Tunis, et qui faisait partie des grandes figures du théâtre et de la culture en Tunisie. La pièce reflète l’éternel départ des réfugiés du Nord de l’Afrique et du Moyen Orient qui fuient la guerre ou les combats idéologiques de tous les jours et traversent clandestinement la méditerranée pour aller vers l’Europe, leur inaccessible étoile.

La mise en scène par la fille de Ghannoun, Cyrine Gannoun qui porte le flambeau de son père et le metteur en scène libanais Majdi Bou-Matar se distingue de par sa spécificité ; un point fixe en mouvement, le radeau, espace juché sur un trampoline, donnant l’impression de se balancer sur les vagues, ce qui requiert des acteurs une maîtrise absolue du corps, du souffle, de la voix ou, au contraire, un laisser-aller total du vécu… tout en se basant sur des techniques théâtrales et physiques. Le son des bandes adhésives renvoie à celui des déchirures des voiles quand se lève la tempête qui ne connaît ni dieu ni maître. La lumière tamisée enveloppe le tableau d’une douce lueur ou d’assombrissement suffoquant, l’aube se lève du bon côté et le tout berce les planches d’une atmosphère réelle, presque palpable.

À bout de souffle, dans des corps esquintés aux âmes déchiquetées, les personnages se hasardent dans une pièce de bois en pleine mer, s’agrippant aux objets les plus chers qu’ils emportent avec eux et finissent par jeter dès que le radeau prend l’eau. Ils jettent tout ce que leurs bras resserrent, tout sauf le nouveau-né, peut-être parce qu’il porte en lui l’espoir de croire en un jour meilleur… Leur instinct de survie étant au-dessus de tout, ils se déshumanisent, débattent qui d’entre eux devrait se jeter à l’eau pour alléger le poids de la planche… 

Le tableau renvoie inévitablement au Radeau de la Méduse de Géricault, et l’on se demande -qui tuerait-on en premier. Toutefois, les évadés s’acharnent instinctivement à se sauver les uns les autres… peut-être par acquis d’un trop plein de conscience, celle des après-guerres à dormir debout, celle des plus rien ne reste, ni les enfants, ni les familles, ni même ses propres restes…

Ils finissent donc par s’agripper à leurs complices, à se coller les uns aux autres, pour fixer, les yeux dans le vide, le même rêve, celui d’un nouveau départ… jusqu’au moment de l’inévitable séparation. Sosies aux âmes vides, aux cœurs émiettés, à quoi bon s’entretuer et tenter vainement de sauver sa peau alors que nous allons tous finir par sombrer?

Les prières, les promesses, les cantiques des pays démolis, la détresse, tout se fait dans toutes les langues… et l’on se comprend -même sans sur-titrage-. Les cœurs des écorchés vifs battent à l’unisson. Aux insomnies de l’un des passagers, l’autre lui répond par une berceuse indéchiffrable et lui raconte une histoire terrifiante comme pour faire dormir un enfant : deux êtres qui finissent par se jeter dans la rivière… l’atroce fin est inévitable et les destins des enfants d’aujourd’hui, adultes de demain, tout tracés…

« Mon enfant, là-bas tu seras traité comme un être humain et non pas comme un loup… » Tout est là, dans cette phrase, jusqu’à la peur d’enfanter « dans la douleur » d’un rejet de la société, là où les enfants ne sont que proies faciles aux monstres de chez nous… tout simplement parce que « la raison du plus fort est toujours la meilleure. » -Merci La Fontaine et à bon entendeur salut ! – 

The Raft se veut aussi tragique que comique… et peut-être « on rit là où on devrait pleurer » sur un rythme rapide où pourtant chaque personne trouve sa place et son espace… Les rires fous ou les fous rires se mêlent aux applaudissements à l’unanimité et la finale s’accomplit en crescendo jusqu’à la retombée en flèche effroyablement froide et classique de la vie… la lumière au bout du tunnel, terrestre cette fois, et tous les rêves tombent à l’eau.

‘Police, how many people?’

Combien de personnes? Qu’importe. Huit ? Toutes sont emprisonnées dans un Huis clos ouvert aux quatre vents et réduites à une seule entité, celle de l’espèce humaine vouée à la finitude, avec, dans les yeux, l’étincelle éteinte du dernier espoir, juste avant l’arrivée à bord.

Le quatrième mur brisé… -à considérer qu’il était délimité par les bords du radeau. –

L’espace défait.

Les gestes suspendus.

Les corps suspendus.

Le temps suspendu.

Les bravos suspendus aux lèvres.

Ovation.

La salle silencieuse se lève d’un seul coup. Tout est un. Ode aux acteurs venant de Tunis, de la Syrie, du Canada, du Benin, du Liban, qui vont au-delà du piège esthétique pour incarner l’Humain, dans tout son vécu et ses batailles silencieuses ou déchaînées.

On se lève par respect pour ces acteurs à bout de souffle qui s’étaient entièrement donnés dans une générosité sans faille… On se lève par respect pour ces douleurs humaines, celles d’un opprimé, celles du criminel malgré lui, celles du persécuté pour sa sexualité, celles d’une discrimination à cause d’une certaine nationalité, celles aussi -surtout- d’une mère qui garde précieusement le bocal d’aubergines préparées dans l’amour et l’angoisse pour un fils qu’elle ne reverra pas… On se lève au nom de toutes les nationalités, de toutes les peurs, de toutes les blessures et de tout ce qui reste en nous d’humain… On se lève pour cet autre qui habite en nous. Demain, la lumière de la scène portera peut-être plus loin… comme un feu…

Marie-Christine Tayah

*Beirut Spring Festival, 9-14 juin 2019, entrée libre