Arts Scéniques Théâtre

Issam Bou Khaled partage ses coups de génie

Acteur et metteur en scène, Issam Bou Khaled fait preuve, de création en création, d’un talent sûr et d’un savoir-faire propre à lui, conscient et consistent.  À chaque representation, il insuffle son souffle propre, sa propre philosophie, trame, mise en scène, performance. Des coups de maître ou de génie, il en crée au rythme de sa respiration et de ses mots; des mots qui s’incrustent dans sa tête, dans celle de ses acteurs et puis se traduisent sur scène bien avant d’être gravés sur papier et engravés dans nos mémoires… notre mémoire collective. Juste après Ma’sati, le monologue prenant de sa ‘marionnette rebelle,’ il raconte, en hakawati fascinant, les coulisses de ses idées, sa vision de la société, de notre cher Liban et du monde. Issam signe très prochainement une nouvelle pièce dans le cadre de Beirut Spring Festival le 7 juin 2017 an collaboration avec Sarmad Louis, avec Bernadette Houdeib, Said Serhan et lui-même.

 

 

Comment l’idée de marionnette a-t-elle pris naissance?

Au fait cette représentation a été lancée dans le cadre de la célébration des vingt ans du Théâtre Al Madina. J’étais en train de voyager et de revenir au pays. J’avais commencé à travailler sur cette idée-là mais d’une manière complètement différente mais le projet n’a pas abouti vu que la personne avec qui je travaillais a été obligée de voyager. J’avais rencontré Rachad à maintes reprises en dehors du pays par pure coïncidence. Rachad et moi nous connaissions depuis les années d’université et discutions de faire une representation de marionnettes pour adultes. Bernadette (Houdeib) m’a relancé sur le projet en me suggérant d’en parler à Rachad. En une seconde, une idée est née en moi. J’ai appelé Saïd Serhan avec qui je rédige mes pièces. Je confirmai à Nidal (Al Achkar) que j’allais entreprendre le travail de cette façon-là.

 

Pourquoi avoir choisi une marionnette pour faire parvenir ce message?

Parce qu’en premier, Rachad est un marionnettiste talentueux, ensuite parce que j’ai toujours envie de tenter de nouvelles expériences et enfin parce que je peux manipuler et faire dire à la marionnette des tas de choses sans avoir de comptes à rendre à personne; c’est une marionnette. Par la suite, l’idée d’une marionnette rebelle m’est venue. Elle se révolte contre celui qui la manipule, qui serait en effet Rachad Zaaiter et par conséquent, le conflit de la marionnette avec Rachad est évident sur tous les plans. Nous sommes partis des discriminations des Libanais entre nous, que ce soit sur les plans de la religion, des confessions ou des couleurs. À partir de là, la représentation a pris forme. Il est vrai que le spectacle est très comique mais la marionnette bascule quand même dans un univers où elle veut finalement tout faire sauter. Je crois qu’elle peut porter en elle les peurs et tourments de chacun d’entre nous; moi par exemple, Issam, homme de théâtre, travaillant dans cette société artificielle ou pas… mais une société de marionnettes pour sûr, puisque vidée de toute intériorité.

 

Combien de temps de préparation?

Je me souviens seulement que Rachad était en train de stresser vers la fin parce que le temps passait très vite et qu’il n’avait pas encore toutes les données, tandis que moi je demeurais calme, menant le projet à mon rythme. La première version était de 39 ou 40 minutes pour des vingt ans d’Al Madina. Plus tard, nous avons dépassé les 50 minutes, basés sur l’interaction avec le public. Le temps de préparation a duré un mois en ce qui concerne la sculpture du projet mais ensuite il a pris le temps qu’il lui fallait.

 

Quelle technique adoptez-vous pour rédiger vos textes d’habitude?

Personnellement, je ne rédige pas. Je travaille le texte de manière non régulière, basé sur la performance mais ce n’est pas du tout une improvisation. Tout le processus d’écriture se fait dans ma tête, à part les quelques phrases à noter telles quelles à Rachad -pour ce projet- pour les retenir mot à mot. Quant au fait de rédiger le texte sur papier, cela n’a été fait que lorsqu’on voulait le présenter à la sûreté générale pour la censure. Une de mes pièces, ‘Black Box,’ qui a été jouée en Allemagne, ne se base sur aucun texte. Jusqu’à présent, je n’ai pas le texte de ‘Black Box’ proprement rédigé.

 

Pourquoi ne pas reproduire ‘Black Box’ à Beyrouth?

C’est une représentation assez difficile mais très belle. Les acteurs; Bernadette, Saïd, Ziad Sahab et Marie-Lise, sont aussi très frustrés de ne pas la rejouer. C’est un projet que je devrais considérer dans le futur proche. L’Histoire se répète inlassablement. Une pièce de théâtre d’il y a vingt ans pourrait être rejouée maintenant et avoir le même impact sur le public.

 

Rédiger le texte après coup, est-ce une méthode que beaucoup adoptent?

Bien sûr que non. Pour la majorité des pièces, le texte finalisé sur papier est à la base du projet. Par ailleurs, si rien n’est disponible sur papier, tout est cependant prêt. Cependant, le résultat définitif de ce texte, personne -y compris moi-même- n’est capable de le concevoir parce qu’il est aussi vrai que difficile de l’écrire. Au-delà de la philosophie et de la poésie, le sentiment et l’émotion à la base du mot sont les seuls maîtres de l’instant et ne pourront être conçus différemment. Des fois, j’inculque tout un texte à l’acteur sans pour autant l’avoir rédigé auparavant. Mais son sentiment est tellement ancré en moi que je ne pourrais faillir à sa structure ni à ses phrases. Voilà ma façon. Peut-être parce que je suis paresseux.

 

Normalement, les spectateurs réagissent au jeu des acteurs. Qu’est-ce qui les aurait poussés à réagir tellement à une marionnette? Ses émotions? Le texte?

C’est un tout. En toute modestie, le texte est très fort. La mise en scène l’est aussi. Le marionnettiste est aussi très talentueux sans aucun doute. Ce genre de projet n’est pas évident à réaliser d’autant plus que l’acteur -et son ego- s’efface derrière la marionnette. J’insistais à ne pas voir Rachad qu’à la fin de la performance pour servir la mise en scène et le sens de la représentation. J’ai également travaillé sur la sculpture et la façon de bouger la marionnette. Tout est basé sur le texte, la mise en scène et la performance. L’actorat ne devrait en aucun cas être de trop ni effacer par moment des émotions. De même pour le texte. Il s’agit d’être généreux et de savoir comment maîtriser les choses afin de réduire ou modifier parfois le texte pour être fidèle au caractère du marionnettiste. Il faudrait avant tout respecter la personne avec qui on collabore et ne pas vouloir lui assigner un moule à notre guise. Sinon, on pourrait travailler avec n’importe qui et pas avec cette personne-là précisément. Voilà mes propres convictions; on ne pourrait pas forcer un acteur à dire des mots qui ne correspondent pas au respect qu’il a de lui-même. Par contre, la marionnette a réussi à convaincre les spectateurs qu’elle était authentique. Le plus important demeure nos relations en tant qu’humains, à plus forte raison si l’on collabore ensemble. Rien d’autre n’a de l’importance. Notre projet et même notre vie prennent l’importance qu’on leur donne.

 

La marionnette rebelle déploie toute sorte d’émotions, que ce soit la colère, la tristesse, ou la peur, des émotions-miroir pour les spectateurs. Qu’est-ce qui ferait la joie de cette marionnette?

Dans la plupart de mes pièces, mes personnages ou caractères sont morts. Il en va de même pour la marionnette qui constitue d’ores et déjà une matière morte pour les gens. Que ce soit dans Banafsaj, Arkhbil, March, Safha 7, ou dans Ma’sati, je perdure dans ce genre-là mais change d’éléments pour m’amuser. Ce morceau d’éponge mort est dépourvu d’âme. Le plus qu’il m’offre est l’absence de logique; rien ne peut limiter mon imagination. Qu’est-ce que le paroxysme du drame? La mort? Mes personnages le sont déjà. Même le fait de découper un cadavre ne change en rien. Il est déjà inerte. Le point fort demeure que les spectateurs dans la salle sont conscients que le caractère qui joue est mort, et sont pourtant sensibles à cette performance. Cela se traduit par le fait de transposer le tout à un niveau ou un monde plus loin, inattendu… un monde où la marionnette attirerait les spectateurs vers leur propre monde. S’ils sentent qu’ils sont éponges eux-mêmes, alors il est grand temps que l’on réagisse je pense…

 

Cela se rapporte-t-il seulement au système du monde ou d’un pays, ou aussi aux pouvoirs de positions? Serions-nous tous des marionnettes à différents niveaux?

Je pense que la pire des constatations de la marionnette est sa déclaration: ‘même ma voix ne m’appartient pas. Tout ce que je fais et dis, c’est lui qui me l’inflige. Je me sens pauvre.’ Au fait, tout ce que cette marionnette dit quand elle fait sa révolte est plus profond et intelligent que ce que le marionnettiste veut démontrer. Mais nous tournons malheureusement dans un cercle vicieux fermé.

 

Qu’en est-il du concept de l’affiche et de la main posée sur la marionnette?

Dans l’affiche, Rachad tient la marionnette mais une main tient la marionnette de derrière, comme si la marionnette le manipulait. Si l’on se concentre, on remarque que la main qui tient Rachad -la mienne et j’en suis fier- vient de droite. Au fait, c’est un bluff; ce n’est pas la marionnette qui le manipule mais une troisième main qui manipule les deux, et donc une quatrième manipule la troisième aussi. Ce n’est sûrement pas un détail technique! Voilà une explication concrète de la clôture de la pièce: tout est éponges, même le manipulateur.

Quelle serait la recette parfait d’une bonne salade?

Tant que l’on délimite les rôles de chaque élément; les tomates, la menthe, les concombres etc., on n’avancera pas. Il s’agit de mélanger tous les ingrédients afin de connaître le résultat. On n’a pas besoin d’avoir des couleurs bien définies -politiquement non plus- pour définir le but collectif.

 

Où se rencontrent l’esprit de Mac Beth et le minimalisme de la mise en scène?

Je n’y ai pas pensé honnêtement. J’ai voulu faire porter à la marionnette des choses signifiantes qui me touchent personnellement. Elle se pose des questions existentielles se rapportant à un des plus beaux textes de Mac Beth et aux questionnements à propos du crime.

Ceci va encore plus loin. Dans un pays où l’on ne peut faire une pièce de théâtre sans payer d’impôt, de quelle civilisation serait-on en train de parler? On n’est même pas en mesure de respecter un patrimoine culturel et naturel. On ne sait pas préserver nos sables dorés sans bâtir du béton dessus… On ne fait que se rappeler qu’on a les cèdres de dieu. On possédait   le paradis et on l’a transformé en désert… ce qui est tout à fait le contraire de ce qu’ont fait les pays désertiques. On parle encore de l’alphabet qu’on a inventé alors que les journaux ferment définitivement… je ne sais même pas si une de nos chaînes de télévision comporte encore un journal culturel. On se vante de Baalbeck, de la grotte de Jeita et des cèdres… mais en fait on n’a aucun mérite, on n’en est pas les créateurs.

 

Dans une société où les plus faibles n’ont plus de voix, croyez-vous que la voix d’une marionnette pourrait porter?

Je crois que tout est possible. La révolte est un acte essentiel de notre conception humaine. Voilà pourquoi depuis qu’on est tout petit, on adopte la répression de tout pouvoir. Qu’en serait-ce à plus forte raison des systèmes politiques? Marionnettes ou pas, qu’on accepte notre situation ou pas, que l’on soit affaibli, habitué ou obligé à obéir, désespéré ou pas, il arrive un moment où l’on finit par se révolter. Les révolutions pourraient engendrer beaucoup de dégâts il est vrai… mais il est vrai aussi que le manque de réaction engendre bien pire. En fin de compte, qu’est-ce que la vie? Elle commence par un souffle, se termine dans un souffle et est entrecoupée d’une autre série de souffles… Si l’on est croyant, dieu lui-même a demandé aux hommes d’être intelligents et si l’on ne l’est pas, on se révolte par défaut. Dans tous les cas, je pense que l’on doit être des rebelles perpétuels.

Préférez-vous être sur scène ou derrière les rideaux?

Je suis un éternel amoureux de la scène. Je préfère de loin être acteur que metteur en scène. Voilà pourquoi je mets en scène et j’écris quand bon me semble. Personne ne peut m’obliger à suivre un rythme régulier de mise en scène. Il se peut que je produise 3 pièces en un an comme cet an-ci par exemple ou bien que je passe 3 ans sans produire aucune pièce. Tout dépend de la passion du moment. Après ‘Black Box,’ j’avais décidé de ne plus faire de théâtre et je me tourne plus maintenant vers le cinéma… mais au fond je ne lâche pas le théâtre et voilà que je m’y retrouve maintenant.

 

La marionnette cherche sa seconde moitié. À votre avis la seconde moitié existe-t-elle?

Je ne sais pas… Il se peut qu’elle existe et qu’on ne la trouve pas, qu’elle soit là et qu’on ne s’en rende pas compte, ou qu’elle n’existe pas du tout. Sans trop philosopher, je pense que la marionnette utilise des termes que l’on répète souvent. Par exemple, ‘la femme constitue la moitié de la société,’ mais on ne peut pas la supporter en un seul endroit. Ce ne sont que des mots et slogans que l’on rumine et puis vomit. Les citations de Gibran sont partout usitées aussi… Au fait, à propos de seconde moitié, il se peut qu’elle existe mais qu’elle soit divisée en trois parties.

 

Un slogan qui vous revient?

Avant toute chose, malgré mon pessimisme perçant, je répète souvent, ‘amusez-vous.’ ‘Amusez-vous sérieusement.’ Si l’on ne s’amuse pas en faisant ce qu’on fait, à quoi bon le faire? -Voilà pourquoi si je sens que je ne serais pas content de travailler sur un projet de théâtre, je ne le ferais pas.-

 

Marie-Christine Tayah