Dire les choses. Les choses qui rongent l’intérieur, les choses qui prennent trop d’espace pour grandir, les choses à qui poussent des ramifications, des bras, des jambes, des orteils, des ongles qui griffent, une bouche, jusqu’à avaler tout restant de dignité. Dire les choses. La décadence d’une jeune fille rangée. La déchéance d’une aspiration à l’amour qui se retrouve tâchée de boue, d’eau et de rouge. Les choses, toutes. Et celles qui n’ont pas été. Les choses refoulées. Les choses effacées. Les choses meurtries au fond d’une âme souillée. Les choses étouffées droit dans le bas-ventre avant même d’avoir existé.
“Les enfants de l’amour sont toujours les plus beaux. C’était une phrase affreuse.”

Tout part du texte… et trouve un écho bouleversant dans le jeu de Françoise Gillard.
Tout part des mots. Les mots tus. Les mots ravalés. Les mots courageux. Les mots que l’on n’a pas encore à 23 ans. Les a-t-on seulement à 30, 40, 50…? Les mots de l’expérience humaine, les mots perdus d’avance devant le tribunal social… Annie Ernaux écrit: “Et, comme d’habitude, il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit. On jugeait par rapport à la loi, on ne jugeait pas la loi.” Et maintenant? Ces choses existent dans un non-lieu quotidien, d’être ou de ne pas être, avant de se trouver face à ces autrefois appelées les “faiseuses d’anges” ces femmes qui font la besogne de débarasser d’autres de cette étiquette de la honte, sur une table de cuisine à l’aide d’une “sonde”. Avec ou sans Eau de Javel. Ces choses existent dans un espace dérobé, à chaque heure, chaque seconde, comme un filtre intérieur à travers lequel une femme voit son monde naître ou s’effriter… pour ne pas “dire” mourir… mourir mille fois, éternellement souillé d’un mélange de honte et de culpabilité. “Ce qui poussait en moi était un échec social,” “dit” haut et fort Françoise Gillard.
Celles qui attendent un cadeau du ciel ne pourraient peut-être pas comprendre le ressenti de celles qui attendent une tache mensuelle anodine qui viendrait leur confirmer que tout rentre dans l’ordre. Elles ont cependant, assurément, la même angoisse de l’attente… L’attente que seule une femme peut connaître. L’attente que seule une femme peut bercer d’angoisse et d’espoir entremêlés… et que ne fait-on pas porter à ces “choses.” Fragments d’êtres qui ont raison ou tort d’être au fond de nos entrailles. Ces choses qui nous prennent aux tripes et qui mettent en suspens nos vies. “D’avoir vécu une chose, quelle qu’elle soit, donne le droit imprescriptible de l’écrire.” Et cela aussi, seule une femme… “mon corps ressemblait à celui de ma mère.”
Dans l’Événement, Annie Ernaux raconte en détail et avec le recul de plusieurs décennies trois mois de sa vie, entre octobre 1963 et janvier 1964; trois mois séparant la période où elle se découvre enceinte et les jours qui suivent son avortement, douze ans avant la Loi Veil. Un éclairage historique et social sur la condition de la femme. “La date du 20-21 Janvier resta pour moi comme un jour d’anniversaire”, anniversaire d’être une femme… à quel prix… Sa seule culpabilité demeure que cet événement lui soit arrivé et qu’elle n’ait pas pu le partager et l’écrire. “J’avais le coeur lourd et je me sentais seule.”
C’est dans cette solitude, seule connue des femmes, que nous enlise la performance poignante et empoignante de Françoise Gillard dans sa conception-interprétation d’un texte cru. Actrice de la Comédie-Française, elle est seule -elle aussi- sur scène, aussi dépouillée qu’une femme dans l’attente latente… Celle qui regarde les films sans les voir, celle qui accompagne sans suivre, celle qui est présente sans être là… et puis la présence de Françoise Gillard, enfermée dans une chaise, son seul accessoire de scène, dans un gros pull vert, de cette couleur même qui revient maintes fois dans le texte pour nous transposer dans un espace virtuel d’horreur ressentie… et puis ses ballerines noires qu’elle ôte dans son dépouillement après ses longs jours d’attente où elle note au fin fond de son journal “rien” en attendant que tout soit en “règle.” Mais. Et dans son événement, elle se lève dans un mouvement aussi sec que leste, emportant avec elle le dossier de sa chaise, et puis le portant si bien que les yeux de la salle comble s’attendrissent devant cette chose… Menue dans sa robe grise de femme, couleur ni noire ni blanche aux yeux de la société, elle blanchit tous les tabous et dénonce dans un rythme posé, aussi imperturbable que perturbant, les regards. Dans une clinique suite à son événement, une autre femme avait gardé la “chose”, la “bête”, l’enfant… Aux yeux des hommes (ou des femmes), elle se disait être peut-être moins jugée que l’autre, celle qui avait laissé faire, laissé pousser, … Dans un monologue confessionel, elle nous entraîne dans une sorte de solidarité féminine, vécu corporel, émotionnel, partage à coeur et à corps ouvert…
Tout a été fait.
Tout a été dit.
Le rideau est prêt de se refermer.
Françoise Gillard remet son pull vert, ses ballerines, replace le dossier de sa chaise et retourne sa chaise face au public. Elle a gagné les regards attendris, émerveillés, porteurs de l’audience. Elle a fait face aux mots de l’Événement et les a enfantés sur scène. Alors seulement, elle peut se réinstaller dans une pause sociale commune, une parmi tant d’autres: en dame de salon, elle croise les jambes. Pas de tribunal. Pas de sentence. En apparence, rien n’a changé. Et pourtant…
À la fin de cette heure et quart de dénuement, on se doit de dire “ je”. Et je garde en moi… tout… et un échange de regards vrais à ma droite, un effleurement de mon épaule gauche, un “ça va?” d’une inconnue plus proche en cet instant que tous les proches… et des moins en moins proches jour après jour… dans une expérience théâtrale on est tous un. On est tous Elle.
“J’ai fini de mettre en mots ce qui m’apparaît comme une expérience humaine totale, de la vie et de la mort, du temps, de la morale et de l’interdit, de la loi, une expérience vécue d’un bout à l’autre au travers du corps.” -Annie Ernaux
Marie-Christine

*Dans le cadre du Festival International des Féminismes à l’Institut Français du Liban.