Présenté à la 56ème Semaine de la Critique, dans le cadre du Festival de Cannes 2017, ce film, réalisé par Fabio Grassadonia et Antonio Piazza, est inspiré de l’histoire vraie de l’adolescent Guiseppe Di Matteo, -interprété par Gaetano Fernandez- kidnappé à 12 ans en 1993 par la mafia italienne et retenu 779 jours… Sa camarade de classe Luna -Julia Jedikowska-, refuse de laisser tomber son bien-aimé. Sa rébellion contre l’injustice du drame augmente avec l’indifférence de ‘tout le monde’ et elle va à sa recherche. Le film est rediffusé dans le cadre de la reprise de la Semaine de la Critique à Beyrouth, à Metropolis Empire Sofil.
Le film est né d’une douleur et d’un sujet très sensible en Sicile mais aussi partout dans le monde parce qu’il relève de la violence. Pourquoi avoir décidé de traiter ce sujet en particulier et est-ce que ce film a pu être pour vous une catharsis?
Sicilian Ghost Story provient d’un drame qui a eu lieu en Italie, en Sicile au milieu des années 90, la période la plus dure dans l’Histoire de la Sicile. C’était une période de violence et de mort. Puis, il est arrivé cette chose atroce à cet adolescent et cela a clôturé ce cercle vicieux de la façon la plus abominable possible. Nous avons décidé juste après de quitter la Sicile. Nous ne nous connaissions pas à l’époque et nous venions tous les deux de Paloma. Nous nous sommes rencontrés plus tard à Torino. La peine et la souffrance de cette histoire sont restées ancrées en nous plusieurs années plus tard. Nous ne trouvions pas moyen de raconter cette histoire sans rédemption. Nous avons alors eu l’idée de mêler la réalité au fantastique d’une façon onirique, en les reliant au caractère principal. Cela serait le seul moyen de baigner cette histoire de lumière.
Cette lumière même dont vous parlez transparaît à travers les mouvements de la caméra, les lieux de tournage et les éléments du film. Sur quoi vous êtes-vous basés pour la direction de photographie?
Nous nous sommes basés en premier sur la vie intérieure du personnage principal, Luna. Cette vie intérieure était très riche et construite sur des rêves, des cauchemars et de l’art. Luna était une artiste en herbe. Cela est facilement perçu à travers ses dessins sur les murs et son journal qu’elle écrivait régulièrement. Tous ces éléments ont servi à bâtir une dimension fantastique traduite par la caméra. De plus, plusieurs éléments ont conduit au choix final des lieux. Le film est réalisé en Sicile mais ne comporte pas tout à fait de relief méditerranéen. Le lieu de tournage est fait de forêts, d’arbres, ainsi que de nature secrète et cachée, tout comme l’amour des adolescents. Vous avions planifié plusieurs nuits dans le scénario. Cependant, lors du tournage, nous avons décidé de les traiter différemment en créant une nouvelle dimension temporelle. Pour cela, nous avons eu recours à toutes les techniques de la nuit américaine, non seulement pour la dimension des contes féeriques mais aussi parce que l’on a pu créer un temps inexistant qui n’est ni l’eau, ni la nuit, ni le jour, mais celui des rêves. C’est aussi un temps où les fantômes et les âmes pourraient se rencontrer.
Si le film est à cheval entre fantastique et réalité que voudriez-vous que les spectateurs en gardent? Alors que tout était en train de prendre la fuite; les rêves, la réalité, l’espoir, l’amour et même le garçon emprisonné, ou le monde intérieur de la fille, pourraient-ils, eux, en saisir quelque chose?
Tous les choix que nous avons fait dès le début en ce qui concerne cette histoire, étaient destinés à pousser le spectateur dans un voyage profond et émotionnel. Nous espérons vraiment que l’audience puisse sentir toute la force de cette expérience, toute la peine de cette fille et de ce garçon, ainsi que l’insoutenable négativité de la vie. Si l’on arrive à ressentir tout cela, alors le temps n’existe plus, la réalité même n’existe plus et l’on est bel et bien dans un rêve. On entreprend cette expérience dans le noir et l’obscurité pour permettre à chacun d’atteindre sa propre lumière, tout comme le personnage principal du film, afin de retrouver notre humanité. Être capables de regarder la peine insoutenable en face sans toutefois perdre notre humanité n’est possible que si nous ne perdons pas notre connexion avec d’autres êtres humains… un seul suffit.
Tout le film est basé sur la connexion entre deux êtres humains. ‘Une connexion aussi bizarre qui puisse être, dans des circonstances encore plus bizarres. Voilà ce qui leur permet de durer éternellement. Avec cette connexion-là, il est impossible de perdre son humanité et l’on vainc la violence, la mort, et tout ce qui s’en suit. On pourrait ne pas en sortir sains et saufs mais on sauvera notre précieuse dignité d’êtres humains. Cette expérience n’est possible qu’à travers tout ce parcours émotionnel. Il est vrai que les images et la dimension visible sont très accentués dans ce film. Cependant, rien n’a de sens que si le spectateur se laisse entraîner dans un tourbillon émotionnel et pas dans une analyse intellectuelle. Voilà ce qui rend l’invisible visible.
Combien de temps vous a-t-il fallu pour écrire le scénario et comment l’avez-vous écrit à deux?
L’écriture du scénario a duré trois ans. L’écriture c’est faite en plusieurs étapes. D’abord nous avons échangé nos points de vue. Après notre brainstorming, nous sommes arrivés à tracer les séquences du film. Nous nous sommes ensuite partagés les scènes et avons procédé à l’écriture, chacun de son côté. Puis, nous avons entrepris des réécritures. Les deux dernières écritures se sont faites en présence des jeunes acteurs. Nous avons passé deux mois avec eux pour les connaître vraiment et adapter leurs personnalités aux caractères du film. Cela a été un travail de groupe; ils ont fait partie de ce voyage émotionnel. Et l’on se doit d’être à l’écoute des acteurs surtout s’ils sont jeunes et pas professionnels.
Qu’en est-il de la direction d’acteurs? Comment avez-vous pu permettre à ces deux enfants d’arriver à une telle profondeur émotionnelle que les adultes auraient du mal à avoir, tout en sachant qu’à leur âge, ils n’auraient pas encore expériencé cette douleur-là?
L’atelier que l’on a entrepris avec eux leur a permis de pénétrer au fin fond de cette histoire et de connaître les caractères à travers leurs émotions. Voilà comment s’est faite la direction d’acteurs. Le but ultime était de partager avec eux la mission de ce film, qui est un acte d’amour envers un enfant n’ayant pas eu leur chance. Lorsque vous les impliquez dans ce genre de mission, ils assument leur responsablilité et peuvent vous donner plus que vous vous imaginez. Ils vous offrent des bribes de leur monde intérieur. De plus, durant le casting et l’atelier, nos critères de choix se sont basés sur les enfants eux-mêmes; l’enfant qui joue le rôle de Guiseppe a connu la douleur et n’a pas eu une vie facile. Cependant, il demeure un enfant très joyeux, ce qui est une énergie très importante pour représenter cet acte d’amour. Julia est une enfant têtue, n’ayant pas confiance en les adultes, mais très intelligente et dotée d’un regard profond. Ses yeux perçants peuvent vous pénétrer et deviner tout ce qui se passe dans votre fort intérieur. Si vous essayez de lui cacher quelque vérité, elle finira toujours par la connaître. Par la suite, il fallait qu’ils nous fassent confiance et qu’ils laissent leurs caractéristiques émerger. Cela serait un cadeau pour notre amitié ainsi qu’un acte d’amour pour le garçon. Cette expérience a donc été humaine, intense et puissante. Nous n’avions plus les rapports réalisateurs-enfants mais étions plutôt guidés par la connection humaine. Attendre des jeunes enfants qu’ils se mettent à nu devant vous, dans toute leur fragilité nécessite que vous le fassiez aussi vous-mêmes.
L’eau est un élément brut, essentiel et prépondérant dans le film -à part la terre et la lumière-. Quelle serait la place de l’eau dans ce film pour ce qui est de ses différents genres; l’eau stagnante, les travelling de la caméra sur l’eau de mer, la plongée de Luna dans l’eau et puis le corps qui s’effrite et se dissoud dans cet élément?
C’est vrai, l’eau est au centre de l’histoire. De plus, par rapport aux légendes, le lac est une porte qui donne sur les morts et c’est donc un lien entre la vie et la mort. L’eau représente une autre dimension qui va au-delà de la vie. C’est une connexion entre ce qui est sous terre et l’au-delà. L’eau permet une renaissance à chaque fois et est en rapport étroit avec la métamorphose. Même quand les miettes du corps brûlé retombent dans l’eau, elles subissent une métamorphose qui les ramènera à la vie. Mais il existe aussi un autre genre d’eau non stagnante, en mouvement… et c’est la mer; un endroit ouvert à l’horizon des possibilités.
Dans le film, Guiseppe demande effectivement: ‘j’aimerais voir la mer.’
Exactement. Et en fait il n’a pas pu la voir parce qu’on ne pouvait pas la voir. Elle était cachée derrière les montagnes, mais il savait qu’elle existait. Tout est là, dans sa tête. Ces moments ont bel et bien existé et nous avons tiré ces faits des témoignages réels. Nous avons bien sûr recréé la réalité à partir d’éléments fictifs existants dans le film, comme le papillon par exemple.
La lettre de Luna relève de la poésie. Comment vous êtes-vous inspirés pour pouvoir sortir une telle expression de soi d’une adolescente?
Nous avons tout écrit. Nous nous sommes basés avant tout sur la connexion émotionnelle entre les caractères. Nous avons essayé de comprendre les sentiments d’une fille qui venait de perdre son premier amour. C’était une grande responsabilité pour nous parce que nous aurions pu devenir un peu trop kitsch ou un peu trop poétiques et nous ne savions pas comment trouver le juste milieu, ou la voix juste pour chacun de ces caractères jeunes. Nous avons abouti à un résultat au cours de l’atelier avec eux. La lettre avait spécialement touché les acteurs et après l’avoir lue il étaient en pleurs. Nous avons alors compris que nous l’avions réussie.
Est-ce que vous pourriez nous faire part du processus de l’adaptation de la musique dans ce film? Est-ce que est-ce qu’elle a été particulièrement créée pour ce film?
Oui, à l’exception de deux chansons, toutes les autres ont été écrites par la chanteuse autrichienne Anja Franziska Plaschg de Soap & Sing. Nous voulions que cette musique-là soit particulièrement reliée au monde intérieur de Luna. Quand on a proposé le nom d’Anja, on l’a contactée. Elle a lu le script et a accepté de collaborer avec nous. Elle a également visité la forêt et le lieu de tournage en Sicile pour s’inspirer de l’atmosphère, puis a continué à coordiner avec nous au cours du montage puisqu’elle recevait des rough cuts du film et a pu bâtir peu à peu la complexité musicale. La musique reflète les fables, les rêves, le mystique et la force en même temps, tout comme Luna, qui en se répétant, trouve un moyen de creuser plus profondément dans son monde intérieur.
Quels seraient vos fantômes à vous? Avez-vous pu vous en défaire après le tournage du film?
Nos fantômes seraient un peu reliés à notre Histoire en Sicile durant les années 80-90. Pour nous, ils sont connectés à l’expérience de la mort sans espoir. Il n’en va pas autrement de cette histoire; elle demeure une de nos fantômes les plus douloureux. Nous ne nous en sommes pas débarassés après le film. Elle reste avec nous. Toutefois, nous sentons que face à la rage, à la déception et à la douleur en Sicile, nous avons accompli un acte d’amour salutaire au-delà du film. De plus, nous avons fait la rencontre de ces enfants extraordinaires, et à travers eux, nous avons connu Guiseppe. Cela nous a permis de transformer la douleur en une expérience joyeuse. Nous sommes vraiment heureux et bénis de cette expérience… Tout a été dit.
Interview: Marie-Christine Tayah
Images Copyright: Giulia Parlato
*Note poétique: la lettre de Luna à Guiseppe
Giuseppe,
Je t’écris dans ma chambre. Je passe presque tout mon temps dans ma chambre. Ici c’est moi qui décide qui peut entrer et je fais ce qui me plaît. Je dessine et j’écris tout le temps. Et toi, à part faire du cheval, qu’est-ce que tu aimes?…
… La première fois que j’ai écrit ton nom sur mon journal, c’est le jour où au collège je me suis rendu compte que tu étais triste. Je pensais qu’un garçon comme toi ne pouvait jamais être triste. Je t’ai demandé pourquoi. Et tu t’es moqué de moi. Luna, tu inventes des choses qui n’existent pas, tu as dit. Et puis à la maison j’ai entendu ma mère qui parlait de ton père et j’ai compris pourquoi tu étais triste.
La deuxième fois que j’ai écrit ton nom, c’est quand tu m’as invitée à aller à la mer et que ma mère me l’a interdit. Ce jour-là c’est moi qui étais triste, j’avais vraiment envie d’aller à la mer avec toi. J’ai passé la journée à écouter la radio dans ma chambre et, sans m’en rendre compte, j’ai commencé à rêver, à inventer des choses qui n’existent pas, comme tu dis…
…mais pour moi si tu rêves une chose, ça veut dire qu’elle peut exister…
…ça m’est égal si tu te moques de moi. Si je ne te donne pas cette lettre, je n’arriverai plus à rien faire, ou plutôt je ferai seulement des choses qui ne m’intéressent pas du tout.
Je n’exagère pas.
Je m’enferme dans ma chambre et je rêve. Je vais au collège et je ne comprends rien parce que je rêve. Quand je dois aller quelque part, je me perds parce que je rêve. Quand il y a de l’orage je reste devant la fenêtre pour le regarder et je rêve. Et quand le soleil m’aveugle, je ferme les yeux et je rêve aussi.
Quand je suis triste, je rêve et quand je suis contente, c’est parce que je rêve. Loredana aussi s’en est aperçue et elle dit que je suis en train de m’abrutir. Ce qui est bien c’est que la voix de ma mère entre par une oreille et sort par l’autre parce que je continue à rêver.
Mais je ne peux pas continuer comme ça, parce qu’à force de rêver tout le temps toute seule, je deviens vraiment idiote.
Tu es le seul qui puisse m’aider parce que c’est de toi que je rêve. Je rêve de toi à chaque instant. Le jour et la nuit.
Et dans ce rêve, j’y suis aussi. Donc pour résoudre le problème tu dois répondre à cette question très simple: tu veux sortir avec moi?
Si tu dis non, j’arrête de rêver. Je l’admets, je vais un peu pleurer, c’est normal. Peut-être qu’on pourra rester amis, comme ça tu n’auras plus besoin de copier tes devoirs, je t’aiderai à les faire.
Si tu dis oui, je rêverai avec toi ce dont j’ai rêvé et ce ne sera plus un rêve mais la plus belle chose du monde, nous deux ensemble.
Si on se met ensemble, je t’aiderai aussi à faire tes devoirs et toi tu m’apprendras à monter à cheval!